Abdelkader, ya Boualem, …
- Dahri Hamdaoui
- 20 janv.
- 9 min de lecture
Ce vendredi matin était frileux quoiqu’ensoleillé. La caserne était consignée. Tous les conscrits étaient privés de sortie pour on ne sait quelle impérieuse raison.
Alors on s’occupait comme on pouvait.
Quelques-uns en avaient profité pour laver leurs vêtements : pantalons et vestes treillis, chemises, sous-vêtements et chaussettes. Comme on n’avait que deux jeux de tenue et que les entraînements à la vie militaire que nous suivions ces premiers mois du service national nous en faisaient voir de toutes les couleurs, nos affaires en avaient vraiment besoin. Tout le barda y passait. Plusieurs autres, se disputant la chaleur diffusée par le mur de notre baraquement, s’étaient agglutinés dans les rares endroits ensoleillés autour d’interminables parties de belotte. D’autres encore rédigeaient ou relisaient leur courrier. Tandis que deux ou trois, un livre à la main, essayaient de s’évader de cet enfermement imposé malgré les éclats de voix des joueurs de cartes.
Hamid, que j’appelais amicalement le poète, étranger à toute cette agitation, était adossé au mur. Il avait allongé devant lui ses longues jambes osseuses qui semblaient perdues dans son large pantalon treillis. Il sortit sa boite de tabac à chiquer. Avec des gestes précis, il l’ouvrit, en puisa une grosse pincée qu’il déposa au creux de la paume gauche et, de ses longs doigts fins, s’évertua à ramasser les grains de tabac en un bloc compact qu’il glissa amoureusement sous sa lèvre inférieure. Il cala son dos contre le mur, rabattit la visière de sa casquette, baissa la tête et ferma les yeux.
Je savais qu’il ne fallait pas le déranger dans ce qu’il appelait ‘‘son rituel de chiqueur’’. Je me tenais debout à côté de lui et j’attendais qu’il se décidât à parler…
Plusieurs minutes passèrent.
Un appelé arriva tenant un poste radio à la main. Il s’installa non loin de nous. Il entreprit de chercher une station et finit par en trouver une qui diffusait des chansons…
Hamid ouvrit un œil et leva la tête vers moi. Il souriait.
- Je l’aurais parié. C’est ce jeune Oranais, fou de musique raï… toujours à se traîner avec son transistor… bien gentil, le gars, mais très réservé, peu communicatif.
Puis il enleva sa casquette. C’était le signe qu’il revenait au monde et que je pouvais lui adresser la parole. Que nous pouvions discuter si l’envie nous en prenait.
Je n’avais rien de particulier à lui dire ce matin-là. On tendit l’oreille vers la radio qui diffusait des chansons raï.
- Tu aimes ce genre de musique, me demanda-t-il à brûle-pourpoint ?
Comme je ne répondais pas assez vite à son goût, il ajouta, taquin :
- M’ouais, toi, tu es de l’Ouest, tu ne pourras jamais dire que tu n’aimes pas …
Je réfléchissais, j’essayais de me dérober. De trouver une réponse qui ne le froissât pas car je savais qu’en dehors des grands maîtres du chaâbi, il n’appréciait rien ni personne d’autre. Le chaabi, littéralement le populaire, était le genre musical algérois : des qassidates, longs poèmes de medh - apologies du prophète – ou de ghazel – d’amour souvent platonique. Alors je dis simplement :
- Il y a de beaux textes dans les vieilles chansons raï. Pas comme les rengaines en vogue aujourd’hui. Oui, de beaux textes … de beaux poèmes qui n’ont rien à envier à ceux de ton cheïkh El Anka…
J’avais ajouté cette dernière phrase pour le taquiner. Il réagit aussitôt :
- T’es pas sérieux, là !
- Si, … mais, hélas, plus personne n’écoute ces chansons. Les meilleures étaient à la flûte et au tambourin. C’est démodé aujourd’hui. Même les reprises de ces textes pendant les années cinquante et soixante avec des instruments plus modernes ont été vite oubliées.
- Peut-être … mais ces flux incessants d’insanités, … ces dizaines de bouffis ignares, qui se prétendent chanteurs, qui se sont engouffrés dans ce créneau… tout ça, ça me dégoûte !
- Pourtant, ce sont ces bouffis comme tu dis qui ont fait connaître ce genre de musique dans le monde… il faut leur reconnaître ça, au moins.
- M’ouais ! Tu veux que je te dise : c’est surtout ça qui me fait rager ?
Il se tut. Je voulais lui dire que je partageais son point de vue. A de rares exceptions, ces chansons, c’était deux ou trois notes et un texte d’une nullité … !
Mais je n’eus que cette banalité :
- La chance et l’audace ! Et puis de nos jours, la médiocrité est partout ! Elle a envahi tous les rouages de notre société…
Je n’allai pas plus loin. D’un geste de la main, Hamid me coupa la parole.
Il tendit l’oreille vers le gars au transistor. C’était une reprise d’un succès du trio 1, 2, 3 soleils.
- C’est bien ça ! me dit-il, soudain intéressé. .. Eh l’Oranais, tu peux mettre plus fort, s’il te plaît !
Pour toute réponse, celui que toute la chambrée surnommait l’Oranais se leva et se rapprocha de nous, tout heureux de trouver quelques personnes qui partageaient sa passion. Je ne sais s’il était content de se joindre à nous mais son visage juvénile rayonnait et son regard calme exprimait une profonde sérénité.
Nous écoutâmes en silence la chanson jusqu’à l’ultime note. C’était « Abdelkader ya boualem ». Le refrain de la chanson, qui avait fait un tabac au milieu des années quatre-vingt-dix, disait :
« Abd el Kader, toi, (l’homme) à l'étendard, je suis en peine !
Apaise mon âme, toi, (l’homme) à l'étendard, seigneur libère-moi !
Seigneur de tous les saints, fais de ton mieux !
Toi l'homme de valeur, prends soin de ton humble serviteur… »
- Ça vous plaît ! nous demanda timidement notre jeune camarade.
- Moi, si, répondis-je. Beaucoup même !
- Là au moins, c’est propre, dit Hamid.
Je lui fis remarquer qu’il n’avait pas répondu à la question. Il en convint. Puis, à demi-mot, il ajouta :
- Normal, ça parle de religion, je crois… Sinon, le chanteur ne se serait pas gêné de proférer des grossièretés.
L’Oranais se tourna vers moi :
- Sais-tu que c’est une très vieille chanson ?
- Oui, dis-je, c’est une chanson du patrimoine. Nos mamans et nos grand-mamans la chantaient dans le temps. Enfin, je crois…
- Oui, tu as raison, c’est une très vieille chanson. Les chanteurs d’aujourd’hui n’ont gardé que le refrain et ont adapté le reste.
- Ainsi quand ils ne disent pas d’insanités, ces chebs plagient…! C’est bien ce que je pensais : ces crétins, hilares, ne pouvaient créer de si belles choses par eux-mêmes, dit sentencieusement Hamid.
- Ne sois pas si méchant. Avoue que dans ce cas, au moins, les paroles ajoutées ont été choisies dans le ton du texte.
Je me tournai vers notre jeune camarade cherchant son approbation. Il fit une moue :
- Les chanteurs raï n’ont rien ajouté, dit-il en balançant la tête dans un signe de dénégation. Le texte original est plus long. La vieille poésie ne parle pas de tous les saints cités dans la chanson. Même que certains mots, qui ne sont plus d’usage aujourd’hui, ont été déformés …
Devant notre air intéressé, il poursuivit :
- A l’origine, cette chanson est une complainte, une suite de litanies que les femmes chantonnaient entre elles pour solliciter les faveurs de Sidi Abdelkader. Elles lui demandaient avec ferveur d’intercéder auprès d’Allah pour soulager leurs peines. C’est un peu comme le blues des esclaves noirs des USA, vous voyez…C’était le blues des femmes algériennes, en quelque sorte… J’ai le texte original et je…
- Sidi Abdelkader, l’interrompit Hamid. Comment Abdelkader pouvait-il faire ça ? Notre émir national était-il un saint …? Ce n’est pas de cet Abdelkader qu’il s’agit. C’est à un autre Abdelkader que s’adressaient nos mamans. Un saint homme qui a vécu il y a plusieurs siècles. C’était un homme qui faisait des miracles, connu pour sa piété et sa connaissance de la religion.
L’Oranais s’était tu. Visiblement, il avait envie de nous en dire plus. Son regard alla de l’un à l’autre comme s’il quêtait notre consentement à poursuivre son exposé. Il dut lire dans nos yeux un intérêt sincère, non déguisé.
Alors sur un ton sérieux, il nous dit à voix basse :
- Promettez-moi d’abord de ne pas vous moquer de moi. Ce que je vais vous raconter est à peine croyable mais je peux vous le prouver et vous pouvez vous-mêmes le constater, si vous le voulez … »
Nous lui en fîmes la promesse.
- Tout le monde, ici, m’appelle l’Oranais à cause de mon accent mais en vérité, je suis de Miliana. Même que mon grand-père travaillait à la mine de fer du mont Zaccar avant sa fermeture. Miliana, comme presque toutes les villes du Maghreb, a son saint-patron : il s’agit de Sidi Ahmed Ben Youcef. Oran a le sien, c’est Sidi El Houari, Tlemcen, Sidi Boumediene, Alger, Sidi Abderrahmane, Constantine, Sidi Rached, etc. Et tous ces hommes sont enterrés dans un marabout à leur nom édifié dans la ville. Les gens, jusqu’à aujourd’hui, vont se recueillir sur les tombeaux de ces saints. Ces marabouts sont uniques, c’est-à-dire que vous ne trouverez pas d’autres Sidi El Houari ailleurs qu’à Oran, n’est-ce pas ?
Nous nous consultâmes du regard et dûmes reconnaître qu’il avait raison.
Il continua :
- Mais avez-vous remarqué que les marabouts portant le nom de Sidi Abdelkader sont partout dans presque toutes les régions du pays ? Et que dans tous ces mausolées portant ce nom, il n’y a aucun tombeau, ce sont juste des petites constructions avec un toit en coupole ?
- Je ne sais pas, je n’ai jamais pensé à ça… Admettons, dit Hamid, dubitatif !
Il se retourna vers moi, comme s’il attendait une confirmation.
- Mais si, il a raison, dis-je. J’ai visité quelques-uns des marabouts qu’il vient de citer. Il y a un tombeau dans chacun d’eux. Mais à Sidi Abdelkader, celui d’Oran du moins, que j’ai visité plusieurs fois d’ailleurs, je ne peux vous dire s’il y a une tombe dans la koubba ou pas…
- Vous pouvez me croire, j’ai visité plusieurs de ces Sidi Abdelkader partout dans le pays. Il n’y a pas de sépulture, ni dans celui d’Oran ni dans aucun autre de ces marabouts du même nom. Cela m’a longtemps intrigué. Le prénom Abdelkader est très répandu en Algérie mais cela n’explique pas la multitude de tous ces marabouts. Et d’ailleurs s’agit-il de plusieurs saints portant le même prénom ou d’une seule et unique personne ? D’emblée, il ne pouvait être question d’une seule et même personne, sinon on aurait trouvé sa tombe dans l’un de ces marabouts. Alors ?...
Il leva la tête vers nous. Nos yeux se rencontrèrent. Il sourit puis il dit :
- Croyez-vous à l’ubiquité ?
- A quoi ? L’ubiquité ? Qu’est-ce que c’est que ça l’ubiquité, s’étonna Hamid ?
Et se tournant vers moi :
- Tu sais ce que c’est l’ubiquité, toi, le professeur ?
- L’ubiquité, euh… l’ubiquité c’est, je crois, le don de… euh…, la possibilité de…
- L’ubiquité, c’est la faculté d’être présent physiquement en plusieurs endroits à la fois, dit calmement et posément l’Oranais.
Il dut lire dans nos visages tout notre étonnement.
- Quoi, tu veux dire qu’une personne peut être là et ailleurs en même temps ! Allons donc,… commença Hamid. Il avait pris son plus bel air ricaneur.
Il n’alla pas plus loin. L’Oranais le regardait, vexé.
- Vous m’avez promis de ne pas vous moquer de moi, dit-il.
- Non, ne te fâche pas, l’Oranais. Continue. Moi je connais Hamid, c’est un sceptique… C’est un gars très gentil mais il ne croit en rien…Et, avoue qu’il est difficile de croire à cette histoire d’ubiquité, dis-je avec un large sourire.
Il avait baissé la tête et il gardait le silence. Les propos de Hamid l’avaient blessé un peu.
Je fis un signe discret à mon ami qui, comprenant l’attitude de l’Oranais, eut ces mots :
- Je ne suis pas un sceptique, je suis un rationnel. J’ai l’esprit cartésien : pour moi, un plus un ne peuvent faire que deux, vous comprenez.
- Justement dit l’Oranais, moi aussi je suis un rationnel. Je pensais comme vous. Quand pour la première fois j’ai entendu ce mot et compris ce qu’il signifie, j’ai cru à un truc de science-fiction.
- Tu veux dire que maintenant, tu y crois ? Là, maintenant, tu crois qu’il est possible à une personne d’être dans deux endroits différents au même moment ?
- Oui. C’est cela qui explique, à mon avis, la présence de ces dizaines de marabouts Sidi Abdelkader dans tout le pays…
Il s’interrompit un bref instant avant de poursuivre :
- … Surtout si l’on sait que le Sidi Abdelkader dont il est question a vécu au 12ème siècle dans une région comprise entre l’Irak et l’Iran actuels et qu’il n’est jamais venu au Maghreb. C’est un fait attesté. Pourtant, plusieurs personnes ont juré l’avoir vu dans notre pays. Et c’est ainsi que des marabouts ont été édifiés à l’endroit même où il leur est apparu. Il y a même des témoignages qui affirment qu’à certains endroits de ces apparitions, on distingue encore aujourd’hui les traces des sabots de son cheval marquées pour l’éternité sur la roche dure… Je me suis documenté. J’ai consulté des dizaines de livres. Cet homme était un saint, un vrai ! Sa vie est constellée de miracles. Dieu l’avait pourvu du don d’ubiquité. Il était surnommé El Jilani, du nom de sa ville natale. C’est ce surnom de Jilani que nous, Algériens, avons déformé en Djilali. Tenez, à Sidi Bel Abbès, il y a deux marabouts distants d’une centaine de mètres l’un de l’autre : Sidi Abdelkader et Sidi Djilali. Aujourd’hui, des dizaines de thèses lui sont consacrées dans de prestigieuses universités. Son enseignement, à travers les zaouïas El Qadiria, tirées de son nom, rayonne partout dans le monde… »
Nous étions sans voix, complètement abasourdis.
L’Oranais se saisit de son transistor et avant de nous quitter nous assomma avec cette petite phrase :
- Les traces des sabots de son cheval, je les ai vues et je peux vous les montrer si vous le voulez bien. Je les ai vues dans plusieurs endroits du pays, gravées sur le sol, fossilisées en quelque sorte…»
Il avait un sourire malicieux au bord des lèvres.
L’Oranais se leva et, après nous avoir salués, il nous quitta.
Et il disparut.
Plus personne ne sut où il était parti et plus personne ne semblait remarquer son absence depuis ce jour-là.
C'était comme s’il n'avait jamais existé...
A propos de l'auteur
Né le 15 septembre 1950 à Saïda (Algérie), Dahri Hamdaoui a vécu et fait ses études à Oran. Il a par la suite enseigné le français langue étrangère jusqu’en 2005 avant de prendre une retraite anticipée.
Où trouver les livres de cet auteur
Si mon pays m'était conté...Nouvelles sur l'Algérie contemporaine – Editions L’Harmattan, 2007