Adultère - Partie I
- Dahri Hamdaoui
- il y a 5 jours
- 5 min de lecture
Yacine est un gros bourg niché au fond d'un col des monts Béni Chougrane. Ses maisons s'accrochent aux flancs de deux montagnes de part et d'autre de l'oued Fergoug qui se déverse quelques kilomètres plus loin dans le barrage du même nom. La route nationale venant d'Oran et allant vers Mascara le longe sur une centaine de mètres. Elle enjambe l'oued dans un virage et dépasse rapidement le village. Et les voyageurs qui l'empruntent ont à peine le temps de deviner son existence à leur droite que déjà les premiers lacets à travers la montagne le dérobent à leurs regards...
Les habitants de Yacine sont des gens simples, issus pour la plupart de la même tribu, attachés à leur terre, très rudes au travail et respectueux des traditions ancestrales. Ils vivent de la culture des lopins de terre étirés sur des kilomètres au fond du vallon creusé par l'oued. Quelques oliviers, des figuiers, de rares orangers et des produits maraîchers...
Khaled est le directeur de l'école du village depuis 1989. Il est originaire de la ville voisine de Sig, située à une vingtaine de kilomètres au nord de Yacine. Après son service national et un stage à l'institut de l'éducation d'Oran, il fut muté à vingt-trois ans à cette même école en 1973. Il était décidé à ne pas s'éterniser dans le village et à demander un poste dans une école de sa ville natale pour être plus proche de ses parents. Mais il se plut dans le village et fut vite adopté par ses habitants qui surent apprécier ses qualités d'enseignant et sa conduite irréprochable.
En 1978, il épousa Fatima, une fille du village dont les parents étaient de pauvres paysans. C'était une fille forte, de grande taille, le visage rose de santé : une vraie fille des montagnes de Béni Chougrane. Khaled était heureux avec sa femme et ses trois enfants, deux garçons et une fille, dans une petite maison située juste derrière l'école, maison que la commune leur avait cédée dans le cadre de la cession des biens de l'état. Derrière la maison, une terrasse surplombait un petit jardin protégé par un muret surhaussé d'une grille et une petite porte qui donne sur une ruelle très peu fréquentée. De l'autre côté de la ruelle, un fossé, d'épais arbustes épineux et puis grimpait la montagne.
De par sa fonction et grâce à sa bonne mémoire, il connaissait tous les habitants du village. Il ne manquait jamais l'occasion de demander à ses élèves des nouvelles de leurs parents. Lorsqu'il croisait un habitant dans la rue, il avait toujours un mot gentil à lui dire. Il étonnait ainsi tout le monde avec ses « Comment va le petit dernier ? Vous savez, si sa fièvre ne tombe pas, je connais un bon médecin à Sig et je peux vous y emmener aujourd'hui dans ma vieille Renault quatre. » ou « Et alors, vous avez pu moissonner avec cette canicule ? » ou « Il faut penser à vacciner tes bêtes, l'épidémie de la langue bleue sévit toujours ». Il disait ces mots sans aucun calcul, en toute amitié comme s'il remerciait ces gens de l'avoir accepté parmi eux. Et ces gens simples le lui rendaient bien. Il parlait leur langue et partageait leur quotidien.
En cette fin de journée estivale, Khaled était en train de lire dans un coin ombragé de la terrasse. Sa femme était allée voir sa mère malade. Ses deux garçons étaient absents depuis le début de ce mois d'août de l'année 1995. Ils étaient à Oran, chez une tante...
Il entendait sa fille Nadia qui s'affairait dans la maison. Une bonne odeur sortait de la fenêtre de la cuisine et venait taquiner ses narines. Sa petite était ainsi : elle profitait de chacune des absences de sa maman pour expérimenter une nouvelle recette. Il délaissa le journal dont toutes les pages ne parlaient que des horreurs commises un peu partout dans le pays. Des attentats à la bombe, des guet-apens suivis de carnages, des razzias sur des hameaux isolés, des crimes horribles ensanglantaient le pays depuis près de trois ans.
Il ferma les yeux et se mit à songer. Dieu heureusement Yacine a été épargné de ces tueries et le village était comme un îlot de paix dans cet incommensurable cauchemar. Il se leva, s'étira longuement puis se rassit. Sa fille vint déposer devant lui un plateau avec une théière, deux verres à thé et le sucrier. Elle retourna à la cuisine et revint avec une assiette pleine de petits gâteaux en forme de croissants. Elle s'assit en face de son père et s'apprêtait à servir. Elle n'avait toujours pas dit un seul mot. Elle respectait la sérénité dans laquelle était son père. Ils restaient là, tous les deux à apprécier ces moments quand la porte du jardin s'ouvrit. Fatima était revenue par la rue de derrière sans doute pour éviter de passer par la place du village.
« Bonsoir ! J'arrive au bon moment, me semble-t-il.
- Bonsoir ! Oui, maman, tu arrives toujours au bon moment. Prends place et viens goûter ces délicieux gâteaux qui sortent à l'instant du four, lui dit sa fille.
- Tu profites toujours de mes absences pour gâter ton père.
- Assieds-toi et goûte pour voir comme ta fille est excellente cuisinière, lui répondit sa fille en lui mettant un gâteau dans la bouche.
La fille retourna à la cuisine ramener un troisième verre.
« Et alors ? Ta maman va mieux ? s'enquit Khaled.
- Oh ! oui, el hamdou lillah. Elle a pu aller au hammam ce matin avec ma belle-sœur Rabéa.
- El hamdou lillah, Dieu soit loué, répéta Khaled, qui sourit à cette bonne nouvelle. »
Nadia revint et ils restèrent à bavarder. Pendant plus d'une heure, ils parlèrent de tout et de rien appréciant ces moments de bonheur. Plus tard et alors que le jour finissait, la fille débarrassa la table et se retira dans la cuisine pour préparer le dîner. Khaled regarda sa montre et jugea qu'il était temps d'aller à la mosquée pour la prière du crépuscule. Il allait sortir de la maison quand Fatima le rattrapa sur le pas de la porte et lui dit à voix basse :
« Il paraît que Leïla est enceinte.
- Et alors ?
- Comment ça et alors ? Leïla, la femme d’Abdelkader, le fils de Mokhtar, est enceinte, je te dis.
Khaled fronça les sourcils. Il venait de saisir. Abdelkader était à l'étranger, en France paraît-il, absent depuis plus de quatre ans.
...
Dahri Hamdaoui
Retrouvez cette nouvelle dans : "Si mon pays m'était conté...Nouvelles sur l'Algérie contemporaine"
Edition L'Harmattan - Collection : Lettres du monde arabe
A propos de l'auteur
Né le 15 septembre 1950 à Saïda (Algérie), Dahri Hamdaoui a vécu et fait ses études à Oran. Il a par la suite enseigné le français langue étrangère jusqu’en 2005 avant de prendre une retraite anticipée.
Où trouver les livres de cet auteur
Si mon pays m'était conté...Nouvelles sur l'Algérie contemporaine – Editions L’Harmattan, 2007