Sachets noirs
- Yasmin Boumalak
- 23 janv. 2024
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 janv. 2024
Maudit sachet noir, Naïma donna un coup de pied dans le bout de plastique qui lui collait à la chaussure. Ses chaussures elle les portait depuis cinq ans, les cirait chaque matin et lorsque les semelles devenaient trop usées, les faisait rafistoler par le cordonnier de la rue Meissonnier. Débarrassée du bout de plastique, elle poursuivit son chemin vers la gare routière de Ben Aknoun, elle habitait Alger Centre et faisait le trajet tous les jours pour se rendre à l’Institut national du commerce. Les cours finissaient plus tôt le mercredi, et son souci immédiat était d’éviter la cohue habituelle de la fin de journée.
Car il y avait du monde à « BenAk », comme aiment à l’appeler les étudiants. Réputée pour ses nombreuses universités, cette banlieue proche d’Alger, comptait, en cette fin des années quatre-vingt-dix, la Faculté de droit, la Faculté des sciences politiques et de l’information, l’Institut national de planification et de la statistique, l’institut national du Commerce ainsi que des cités universitaires.
Elle arriva enfin en vue de la gare routière qui relie la ville au centre d’Alger et aux autres communes limitrophes. Cachée derrière une enfilade d’immeubles, cette gare est un vaste espace plat goudronné dont la fonction est évidente le jour mais qui se transforme le soir, lorsque le traffic est interrompu, en un désert.
Suivant le va-et-vient des bus, des nuages de poussière chassent d’autres nuages de poussière. À longueur de journée, des étudiants et des travailleurs, des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes attendent ici et là puis d’un mouvement soudain s’agglutinent à un arrêt, que seuls les habitués connaissent, prêts à bondir dès que la portière d’un bus s’ouvre.
Naïma regarda avec dépit la foule qui attendait à l’arrêt de bus , elle se demanda si le problème venait du nombre toujours insuffisant de bus ou bien du nombre d’usagers en constante augmentation.
Il s’avérait que, les deux suppositions étaient correctes. L’État avait ouvert depuis quelques années les lignes de bus au secteur privé puisque la société nationale ETUSA, et ses bus VANHOOL, n’arrivait plus à satisfaire la demande qui n’avait cessé de croître. Ainsi, des bus de qualité discutable, qu’on disait importés du Vietnam, avaient fait leur apparition. C’était bien entendu mieux que rien, mais, malgré tout, ce n’était pas assez pour satisfaire la masse croissante des étudiants qui rejoignaient cette banlieue universitaire.
Un bus d’une couleur indéfinissable, tant la boue et la poussière l’avaient recouvert, apparut enfin dans un nuage de poussière. Il s’arrêta net, vomit un nombre incalculable de passagers et repartit pour amorcer un virage à 180 degrés et s’arrêter de nouveau à l’arrêt « Ben Aknoun – El Biar – Champs de manœuvres», où l’on commençait déjà à se bousculer pour être en première position.
Une fois à l’arrêt, le contrôleur actionna la poignée de la porte avant et sauta à terre. Il cracha, puis cria à la foule de gens massés devant lui: Ben Aknoun - El Biar. El Biar, terminus.
Avait-il vraiment besoin de le crier ? Les voyageurs s’étaient collés à la porte. La bousculade pour grimper à bord avait commencé.
Naïma s’apprêta à entrer dans l’arène. Il fallait déjà respecter certaines règles : rester concentré ; bien coller son sac et ses livres contre sa poitrine au risque d’en perdre une partie ; et enfin ne pas se placer au milieu mais sur le côté pour suivre le mouvement de la foule, le mieux étant de rester derrière celui qui semblait le plus déterminé, et puis se laisser porter par la vague.
Projetée à l’intérieur, elle réussit à obtenir ce que tout le monde recherchait : une précieuse place assise ! Et dans un soupir de satisfaction, elle s’accapara ce sésame qui allait lui assurer un voyage plus tranquille. Elle rajusta ses vêtements, vérifia l’état de ses chaussures et assista comme à l’accoutumée au spectacle que lui offraient les derniers passagers qui jouaient des coudes pour trouver une petite place. Elle regarda le petit écriteau collé au-dessus de la vitre à l’avant du bus et qui indiquait le nombre maximum de passagers autorisés à bord ; un nombre bien superflu qui n’était jamais respecté car presque toujours dépassé.
Non loin du premier écriteau, un autre indiquait qu’il était interdit de fumer. C’était bien là la seule interdiction qui était respectée. On ne fumait jamais dans les transports en commun, c’était une sorte d’évidence pour tous. Ainsi, avant de monter dans un bus, les fumeurs s’empressaient de finir leurs cigarettes puis jetaient les mégots par terre. Mais pendant ce mois sacré du Ramadan, on s’abstenait de manger et de boire et, bien entendu, de fumer. C’était sans doute le seul mois de l’année où le bus n’était pas imprégné de l’odeur persistante des cigarettes Afras. L’odeur de tabac froid était néanmoins remplacée par un mélange d’odeurs de transpiration et de déodorants bon marché aux senteurs fleuries.
Le receveur du bus s’était placé à l’écart le temps de la bousculade. Curieusement, il ressemblait au chauffeur qui était resté assis derrière son volant : une moustache fournie et une barbe de trois jours ornaient leurs visages. Ils portaient tous deux une chemise froissée, le même jean à la propreté douteuse et avaient des doigts aux ongles rongés.
— Yallah, avancez vers l’arrière ! Y’a encore de la place ! cria le receveur, soucieux de récolter le plus d’argent possible.
Il aida une dame sans âge qui peinait à monter à cause des deux couffins bien pleins qu’elle portait, dans chaque main.
— Mon fils, mon fils, que Dieu te garde ! Merci, mon fils ! dit-elle, haletante. Des gouttes de sueurs dégoulinaient de son front. Mon fils, que Dieu te protège, je n’ai pas d’argent pour payer ma place. Laisse-moi voyager, que Dieu te bénisse. Elle essuya son front avec un bout de son foulard. Le regard du receveur passa rapidement des sacs pleins à craquer de légumes et de fruits à la vieille femme dont le visage et les mains avaient pris une attitude de supplication.
— Quoi ! Tu n’as pas assez d’argent, et alors ? Avec quoi tu as acheté tout ça ?! Allez, descends, vieille avare, descends tout de suite !
La femme repartit sans demander son reste.
Le contrôleur claqua la porte, et deux coups de klaxon annoncèrent le départ du bus.
Naïma qui avait assisté à la scène avec intérêt évita de justesse le regard belliqueux du receveur et fit mine de regarder ailleurs quand soudant la voix d’un homme en colère la fit sursauter.
— Pousse-toi, mécréante !... Cette femme, cette… femme…, poursuivit-il avec dégout, elle veut me faire rompre mon jeûne ! Son odeur est trop forte, elle s’est renversé dessus une bouteille de parfum pour attirer les hommes !
Des regards noirs toisèrent la fautive tandis que d’autres haussaient les épaules, habitués à des scènes semblables. La femme se fraya tant bien que mal un chemin entre les passagers et se plaça le plus loin possible de l’homme à l’odorat si sensible.
— C’est le ramadan qui prend le dessus sur toi, tu cherches des excuses. Tu préfères peut-être les odeurs de transpiration ? Répliqua le receveur sur un ton malicieux. L’homme se demanda pendant un instant s’il n’allait pas l’attraper par le col sale de sa chemise et lui faire ravaler ses paroles mais se ravisant, il marmonna dans un soupir un astaghfirou allah[1] et dirigea son regard du côté opposé du receveur.
Pendant ce temps, l’air devenait de plus en plus irrespirable tant le bus était bondé, Naïma essaya d’ouvrir la vitre à côté d’elle mais elle eut beau y mettre toute sa force, celle-ci resta désespérément coincée.
Le receveur se faufila comme un chat entre les voyageurs pour se retrouver au fond du bus et commencer sa ‘tournée’. Comme à son habitude, il faisait claquer deux pièces pour signifier qu’il était temps de sortir la monnaie Il échangeait ses tickets contre une pièce de dix dinars qu’il faisait glisser furtivement dans un sac banane qu’il portait à la ceinture.
Quelques arrêts plus tard, le bus commença doucement à se vider. Il faisait beau mais humide ce jour-là. La circulation n’était pas mauvaise, ce jour-là ; il était encore trop tôt pour que les rues ne se remplissent des véhicules de ceux qui, à l’approche de l’heure du ftour[2], trouvaient des excuses pour s’échapper de leur domicile, et prenaient leur voiture pour faire les derniers achats qu’ils estimaient indispensables.
— À qui est ce sac ? demanda soudain le receveur qui, faisant un énième tour pour récolter des pièces, aperçut un sachet en plastique noir sous un siège.
Le receveur, ignorant les regards inquiets qui se tournèrent aussitôt vers lui, entrepris de l’ouvrir. On avait encore en tête les derniers évènements, et le Ramadan était souvent une période de recrudescence des attentats à la bombe. Naïma ne regardait plus le journal télévisé et ne lisait plus les journaux, lassée qu’elle était des unes des quotidiens annonçant et détaillant régulièrement les attentats à la voiture piégée, les faux barrages, les massacres et le nombre des victimes, toujours plus important.
— Non ! Ne l’ouvrez pas, on ne sait jamais, dit vainement un passager.
Mais le sachet fut ouvert et le receveur en sortit tout d’abord une rose rouge qui avait perdu de sa splendeur ainsi qu’un réveil rectangulaire à remonter mécanique. Il le rapprocha de son oreille et entendit son tic-tac caractéristique.
— Il fonctionne, marmonna-t-il en comparant l’heure indiquée sur le cadran à celle de sa montre, et il est à l’heure !
Naïma se pencha pour regarder. Oui, c’était bien un sachet noir. Maudits soit-il. Naïma se faisait la réflexion de savoir si leur apparition ne coïncidait pas avec le début des attentats. Ils n’étaient jamais de couleurs rose, bleue ou jaune. Ce noir opaque garantissait la discrétion des achats et empêchait les regards curieux et envieux. Pendant longtemps, les sacs avaient manqué et les familles avaient pris l’habitude de garder précieusement ceux rapportés par les proches à chaque retour de l’étranger. On les utilisait et on les réutilisait encore jusqu’à ce qu’ils s’abiment. Maintenant, le poissonnier du marché Meissonnier emballait ses sardines dans du papier journal et ensuite dans un sachet noir. Le vendeur de la boutique de chaussures rue Didouche Mourad mettait avec précaution les blighas[3] achetées dans un sachet noir. À la librairie du Tiers-monde de la place Emir Abdelkader on engouffrait les livres achetés dans la bouche béante d’un sachet noir. Pas besoin d’en demander, ni de vérifier si on en avait besoin, tout finissait dans un sachet noir. Ils étaient gratuits et de piètre qualité. Ils jonchaient désormais les rues, garnissaient les branches des arbres ou se collaient insidieusement aux chaussures des passants.
— Mais qu’est-ce que c’est que ça… Ne touchez à rien, malheureux !! S’écria l’un des passagers assis près du receveur.
Le receveur remit le tout dans le sachet en plastique noir.
— Jetez le sachet par la fenêtre… Lui recommanda un autre.
— Mais non, n’en faites rien ! Lui lança un troisième.
— Nous allons tous mourir ! Cria la voisine de Naïma en se prenant la tête.
— Non, moi, je ne veux pas mourir ! Arrêtez ce bus, je veux descendre ! Ordonna une vieille dame.
— On ne peut pas, madame, nous sommes en pleine descente, répondit le receveur. Et puis, c’est le maktoub[4] , Madame, ce qui est écrit est écrit, expliqua-t-il, mi-fataliste, mi-narquois.
— Tu connais la dernière blague ? lança un jeune homme à son voisin de manière assez forte pour qu’il soit entendu de tous. Un bus arrive à un faux barrage, des terroristes font descendre toutes les jeunes filles. Aucun des autres passagers n’intervient et, là, une vieille femme édentée se lève et leur crie d’arrêter. Tous les hommes restés dans le bus la regardent, admiratifs… et là elle dit : Ya oulidi[5], vous faites descendre toutes les jeunes filles ? et moi ? vous ne me faites pas descendre ?
Il frappa ses deux mains sur ses genoux et éclata de rire. Son voisin baissa la tête pour étouffer un rire, mais le mouvement de ses épaules qui se baissaient et se relevaient le trahissaient.
— C’est vraiment déplacé, vous n’avez pas honte ? mais quelles idioties ! lui dit la vieille dame qui ne voulait pas mourir.
— Madame, wallah, je ris nerveusement, c’est plus fort que moi. Cette situation rend fou, répondit le jeune homme.
Pendant que certains passagers continuaient de s’invectiver sur la décision à prendre, Naïma le regard vague dirigé vers la fenêtre se demandait si tout cela était bien réel. On disait que ceux qui décédaient pendant le Ramadan allaient directement au paradis. Mais cette idée ne l’apaisa guère pour autant.
Ce n’était après tout qu’une rose et un réveil oubliés par un voyageur. Ou peut-être bien que non, elle allait finalement mourir, là, maintenant. Déchiquetée en mille morceaux, personne ne saura jamais qu’elle était dans ce bus !
Elle n’était qu’en première année de faculté, elle voulait revoir sa pauvre mère qui était surement en train de pétrir la pâte pour préparer la kassra[6] du ftour. Ce matin encore, son frère lui avait fait des remarques en la voyant prendre son sac pour sortir.
- elle n’a rien à faire dehors, avait-il déclaré à sa mère. Elle s’était emportée et l’avait traité de jaloux car elle faisait des études alors que lui n’était qu’un hitist[7]. Elle s’en voulait... Peut-être qu’il avait raison, sortir n’apporte que des ennuis, …
Elle se rappela qu’elle n’avait pas encore accompli les prières de la mi-journée. Fermant les yeux, elle se vit en train de faire ses ablutions et accomplir ses prières avec la ferveur des jours de malheurs. Elle devrait se voiler, elle y songeait, cela ne la dérangeait pas mais elle ne voulait pas le faire comme toutes celles qui l’ont revêtu par peur ou par crainte. Lorsque son amie Lamia était arrivée voilée un matin à la Fac elle n’en croyait pas ses yeux ! Elle lui expliqua plus tard qu’elle n’avait plus eu le choix, son frère la harcelait depuis longtemps et maintenant on la menaçait dans la rue. Oui, elle avait pris peur et le voile lui garantissait la liberté d’aller à l’université.
Naïma sursauta en réalisant que le bus s’était arrêté. La porte désormais ouverte, invitait les passagers à descendre. Naïma suivi le reste des passagers tous nerveux et pressés de s’éloigner du bus le plus vite et le plus loin possible.
Elle marcha la tête baissée lourde de cet événement et des pensées qui l’ont traversée, puis la releva vers un ciel d’un bleu azur, et se demanda comment ce ciel avait l’audace d’être aussi resplendissant alors qu’il n’arrivait que des malheurs à ce pays. Elle hâta le pas en apercevant de l’autre côté du trottoir son amie Sabrina, qui était étudiante à la Faculté de droit, et lui fit signe de la rejoindre à la librairie d’El Biar dont le nom les faisait sourire ‘La Librairie générale d'El Biar possède des livres de valeur’. Naïma acheta quelques livres et le libraire, tout en les mettant dans un sachet noir, ne put s’empêcher de remarquer les titres : 5 étapes pour être heureux, 10 clés pour réussir et le bonheur à portée de main, lui souhaita bon courage avec un sourire de compassion.
Les jeunes filles décidèrent de marcher jusqu’au centre-ville. Naïma ne lui parla ni du bus, ni du sachet noir ; elle ne voulait plus y penser. De toute façon, que c’était-il vraiment passé ? Elles discutèrent cours et examens à venir et se mirent d’accord de faire ensemble le chemin à pied de la fac de Ben Aknoun à Alger Centre jusqu’à la fin du Ramdan.
Pendant ce temps et une fois n’est pas coutume, le bus arriva vide à son terminus. Le receveur prit le sachet noir, en sortit la rose, coupa un bout de la tige et la mit derrière son oreille. Il jeta le sachet par la porte du bus qui atterrit sur le trottoir. Il cala le réveil sur le tableau de bord : il restait deux heures avant l’appel à la prière, soit assez de temps pour faire un aller-retour. Il ouvrit la porte et cria, « El Biar - Ben Aknoun, Ben Aknoun, terminus ! ».
Yasmin Boumalak
Née en 1978, Yasmin a étudié au Lycée Omar Racim à Alger et a par la suite obtenue une licence à l'Institut national du commerce de Ben Aknoun. Elle travaille dans le domaine des statistiques.
[1] Astaghfirou allah : Je demande pardon à Dieu
[2] le Ftour et l'heure de de la rupture du jeûne pendant le mois du ramadan
[3] les blighas sont des chaussons qui souvent en matière plastique
[4] le mektoub ou bien ce qui est écrit c.à.d. le destin.
[5] Ya oulidi : mon fils
[6] la kasra est un pain rond et plat à base de semoule d’huile d’olive et d’eau
[7] Hitist : chômeur qui passe sa journée dans la rue, le dos collé à un mur (hit)